"Ce procès est exemplaire. Le pouvoir en rougira, et pas qu’une
fois, et il en aura honte. Chacune de ses étapes est la quintessence de
l’arbitraire. Comment notre démarche, à l’origine une action modeste et
plutôt farfelue, s’est-elle muée en cet immense malheur ? Il est
évident que, dans une société saine, ce serait impossible. La Russie, en
tant qu’Etat, apparaît depuis longtemps comme un organisme rongé par la
maladie. Et cet organisme réagit de manière maladive dès qu’on effleure
l’un de ses abcès purulents. D’abord il passe longuement cette maladie
sous silence. Ensuite, il trouve une solution en dialoguant. Et voici ce
qu’il appelle un dialogue. Ce tribunal n’est pas simplement une
mascarade grotesque et cruelle, il est le « visage » du dialogue tel
qu’il se pratique dans notre pays. Au niveau social, pour aborder un
problème par le dialogue, il faut une situation – une motivation. Ce qui
est intéressant, c’est que notre situation a été, dès l’origine,
dépersonnalisée.
Parce que, lorsque nous parlons de Poutine, ce n’est pas
Vladimir Vladimirovitch Poutine que nous avons en vue ; c’est Poutine en
tant que système créé par lui-même, cette verticale du pouvoir où
pratiquement toute la gestion s’effectue à la main.
Et cette verticale ne prend pas en compte, ne prend absolument pas en
compte, l’opinion des masses. Et, c’est ce qui m’inquiète le plus,
l’opinion des jeunes générations. Et cela dans tous les domaines.
Dans ce dernier mot, je veux dire ma propre expérience, ma propre
confrontation avec ce système. L’éducation, là où commence la formation
de la personne sociale, ignore ce qui constitue cette personne. Mépris
de l’individu, mépris de l’éducation culturelle, philosophique, mépris
des connaissances élémentaires qui font une société civile.
Officiellement, toutes ces matières sont au programme. Mais elles sont
enseignées sur le modèle soviétique. Résultat : la marginalisation de la
culture dans l’esprit de chaque individu, la marginalisation de la
réflexion philosophique, et le sexisme érigé en stéréotype.
L’homme-citoyen est un idéal balancé au fond du placard.
Toutes les institutions en charge aujourd’hui de l’éducation
s’efforcent avant tout d’inculquer aux enfants les principes d’une
existence automatique. Sans tenir compte de leur âge et des questions
propres à cet âge. Elles inoculent la cruauté et le rejet de toute idée
non conformiste. Dès l’enfance, l’homme doit oublier sa liberté.
J’ai une certaine expérience de l’hôpital de jour psychiatrique pour
les mineurs. Je peux affirmer que tout adolescent qui, de manière plus
ou moins active, fait preuve d’anticonformisme peut être aussitôt
interné. Dans ces établissements échouent nombre d’enfants qui viennent
d’orphelinats. Oui, dans notre pays, il est normal de placer en hôpital
psychiatrique un enfant qui a voulu fuir l’orphelinat. Et de lui
administrer des tranquillisants comme l’aminazine, qui était utilisée
dans les années 70 pour mater les dissidents soviétiques.
Dans ces établissements, c’est la répression qui est privilégiée et
non l’accompagnement psychologique. Le système est basé exclusivement
sur la peur et sur la soumission inconditionnelle. Ces enfants
deviennent inévitablement des enfants cruels. Beaucoup d’entre eux sont
illettrés. Et personne ne fait quoi que ce soit pour y remédier. Bien au
contraire. Tout est fait pour briser, tout est fait pour étouffer la
moindre aspiration, le moindre désir de progresser. Ici, l’être humain
doit se fermer et perdre toute confiance dans le monde.
Voilà ce que je veux dire : une telle conception de l’homme interdit
la prise de conscience des libertés individuelles, y compris
religieuses, et cela touche toute la population. La conséquence de ce
processus, c’est la résignation ontologique, c’est-à-dire la résignation
ontique socialisée. Ce passage, ou plutôt cette fracture, est
remarquable en ceci que, si on l’examine dans un contexte chrétien, on
s’aperçoit que les significations et les symboles se substituent en
significations et en symboles exactement inverses. Ainsi, aujourd’hui,
la résignation, qui est l’une des catégories essentielles du
christianisme, est entendue ontologiquement non plus comme moyen de
purifier, d’affermir et de conduire à la libération définitive de
l’homme mais, au contraire, comme moyen de l’asservir. On peut dire, en
citant Nikolai Berdiaiev : «
L’ontologie de la résignation — c’est l’ontologie des esclaves de Dieu, non des enfants de Dieu. »
En ce qui me concerne, c’est quand je me suis lancée dans la lutte
écologique pour la forêt de Krasnodar que j’ai pris conscience de la
liberté intérieure comme fondement de l’action. Ainsi que de
l’importance, et l’importance immédiate de l’action en tant que telle.
Je ne cesse de m’étonner que dans notre pays il faille
rassembler plusieurs milliers de personnes pour faire cesser
l’arbitraire d’un ou d’une poignée de fonctionnaires.
La réaction de milliers de gens de par le monde à ce procès est en
est la preuve éclatante. Nous sommes toutes trois innocentes. Nous
sommes innocentes, le monde entier le dit. Le monde entier le dit
pendant les concerts, le monde entier le dit sur Internet, le monde
entier le dit dans la presse et dans les parlements.
Les premiers mots que le Premier ministre britannique a
adressé à notre président n’ont pas concerné les Jeux olympiques mais il
lui a demandé : « Pourquoi trois jeunes femmes innocentes sont-elles en prison ? C’est une honte. »
Mais ce qui m’étonne davantage encore, c’est que les gens ne croient
pas qu’ils puissent influencer le pouvoir de quelque manière que ce
soit. Alors que nous organisions piquets et meetings pour défendre la
forêt de Krasnodar, alors justement que je récoltais les signatures pour
les pétitions, beaucoup de gens me demandaient, et avec un étonnement
tout à fait sincère, qui ça pouvait intéresser… Oui, peut-être,
d’accord, c’était la dernière forêt séculaire de Russie, mais qu’est-ce
que ça pouvait bien leur faire, cette forêt dans la région de Krasnodar ?
Ce bout de terre paumé. C’est vrai, qu’est-ce que ça pouvait leur faire
que la femme de notre Premier ministre Dmitri Medvedev ait l’intention
d’y faire construire une résidence ? Et de détruire l’unique réserve de
genévriers de Russie ?
Voici comment réagissent les gens… Voici encore une preuve que les
gens dans notre pays ont cessé de considérer que le territoire
appartenait à ses citoyens. Ils ont cessé de se considérer comme des
citoyens. Ils se considèrent tout simplement comme des masses
automatisées. Ils ne comprennent pas qu’une forêt leur appartient même
si elle ne se trouve pas à proximité immédiate de leur domicile. J’en
viens même à douter qu’ils aient conscience que leur propre maison leur
appartient. Si une excavatrice s’approche de l’entrée de leur immeuble,
que l’on demande aux gens d’évacuer les lieux et qu’on leur dise : «
Excusez-nous, nous allons démolir votre maison pour y construire la résidence d’un fonctionnaire
», ils ramassent leurs affaires, leurs sacs et ils quittent leur
maison. Et ils resteront là, dans la rue, en attendant tranquillement
que le pouvoir leur dise ce qu’il faut faire. Ils sont absolument
amorphes, c’est très triste.
Après plus de six mois passés dans une cellule, j’ai
compris que la prison, c’était la Russie en miniature. C’est la même
verticale du pouvoir, où le règlement du moindre problème passe par la
décision exclusive et directe du chef.
En l’absence d’une répartition horizontale des fonctions et des
attributions qui faciliterait considérablement la vie de chacun. En
l’absence également de toute initiative individuelle. Ici, c’est le
règne de la délation. De la suspicion mutuelle. En prison, de la même
façon que dans le reste du pays, tout est basé sur la dépersonnalisation
et sur l’assimilation de l’individu à sa fonction. Qu’il s’agisse d’un
employé ou d’un détenu. Le règlement sévère de la prison, auquel on
s’habitue rapidement, ressemble au règlement de la vie qu’on impose à
chacun dès sa naissance. Dans le cadre de ce règlement, les gens
commencent à s’attacher aux choses insignifiantes. En prison, c’est par
exemple une nappe ou de la vaisselle en plastique qu’on ne peut se
procurer qu’avec la permission du chef. Dehors, l’équivalent, c’est le
statut social, auquel les gens sont particulièrement attachés. Ce qui
m’a toujours beaucoup étonnée.
Il y a aussi quelque chose d’important, c’est le moment où l’on prend
conscience de ce régime en tant que spectacle. Qui, dans la réalité, se
traduit par le chaos, mettant à nu la désorganisation et la
non-optimisation de la majorité des processus. Cela ne favorise pas le
bon fonctionnement politique. Au contraire, les gens sont de plus en
plus désorientés, y compris dans le temps et dans l’espace. Le citoyen,
où qu’il se trouve, ne sait pas où s’adresser pour régler tel ou tel
problème. C’est pour ça qu’il s’adresse au chef de la prison. Hors de
prison, ce chef s’appelle Poutine.
Nous sommes contre le chaos poutinien qui n’a de régime que le nom.
Nous donnons une image composite de ce système où, d’après nous, presque
toutes les institutions subissent une mutation, tout en gardant leur
apparence extérieure. De ce système qui détruit cette société civile qui
nous est si chère. Nos textes, s’ils recourent au style direct, ne
réalisent rien directement. Nous considérons cela comme une forme
artistique. Mais la motivation, elle, est identique. Notre motivation
reste identique dans une expression directe. Cette motivation est très
bien exprimée par ces mots de l’Evangile : «
Car quiconque demande, reçoit; et qui cherche, trouve ; et à celui qui frappe à la porte, on ouvrira. » Et moi, et nous tous, nous croyons sincèrement qu’on nous ouvrira. Aujourd’hui, hélas, on nous a enfermées. En prison.
C’est très curieux que les autorités, en réagissant à nos actions, ne
tiennent absolument pas compte de l’expérience historique passée des
manifestations d’hétérodoxie, d’anticonformisme. “
La simple honnêteté est perçue dans le meilleur des cas comme de l’héroïsme. Et dans le pire, comme un trouble psychique
», écrivait dans les années 70 le dissident Boukovski. Il ne s’est pas
écoulé beaucoup de temps et pourtant tout le monde fait comme si la
Grande Terreur n’avait jamais existé, ni les tentatives de s’y opposer.
Je considère que nous sommes accusées par des gens sans mémoire. Nombre
d’entre eux disaient : «
Il est possédé du démon, et Il a perdu le sens; pourquoi l’écoutez-vous? » Ces paroles, ce sont les juifs qui ont accusé Jésus Christ de blasphème qui les ont prononcées. Ils disaient : «
Nous vous lapidons pour un blasphème » (Jean 10.33).
Il est remarquable que c’est précisément ce verset auquel fait
référence l’église orthodoxe russe pour exprimer son avis sur le
blasphème. Cet avis est dûment certifié sur un document versé à notre
dossier criminel. En émettant cet avis, l’église orthodoxe russe se
réfère à l’Evangile comme à une vérité religieuse immuable. L’Evangile
n’est plus considéré comme un livre révélé, ce qu’il fut pourtant dès
l’origine. L’Evangile est considéré comme un bloc de citations qu’on
peut tirer et fourrer où bon vous semble. Dans n’importe quel document
et à toute fin utile. Et l’église orthodoxe russe ne tient même pas
compte du contexte dans lequel est employé le mot «
blasphème ». En l’occurrence, il était appliqué à Jésus Christ.
Je considère que la vérité religieuse ne doit pas rester immobile.
Qu’il est indispensable de saisir les voies immanentes pour l’évolution
de l’esprit. Que les expériences de l’homme, ses dédoublements, ses
fissurations doivent être pris en compte. Qu’il faut avoir vécu toutes
ces choses pour se construire. Que c’est uniquement après avoir vécu
tout cela que l’homme peut atteindre quelque chose et continuer à
avancer. Que la vérité religieuse est un processus, et non un résultat
définitif qu’on peut fourrer où bon vous semble. Et toutes ces choses
dont j’ai parlé, ces processus, sont pensés par l’art et la philosophie.
Y compris par l’art contemporain.
Une situation artistique peut, et se doit selon moi, comporter un
conflit intérieur. Et je suis particulièrement irritée par toute cette «
soi-disance » qui émaille les paroles de l’accusation lorsqu’elle
mentionne l’art contemporain.
Je tiens à remarquer que les mêmes termes ont été employés lors du
procès du poète Brodsky. Ses vers étaient désignés comme des «
soi-disant » vers, mais les témoins ne les avaient pas lus. Comme une
partie des témoins de notre procès, qui n’étaient pas présents lors de
notre action, mais qui ont regardé le clip sur Internet. Il est probable
que nos excuses soient également présentées par l’esprit généralisateur
de l’accusation comme « soi-disant ». C’est une insulte. C’est un
préjudice moral. C’est un traumatisme. Parce que nos excuses étaient
sincères. Vous n’imaginez pas à quel point je regrette que tant de
paroles aient été prononcées et que vous n’ayez toujours rien compris.
Ou alors vous rusez, quand vous dites que nos excuses n’étaient pas
sincères. Je ne comprends pas ce que vous voudriez encore entendre. Pour
moi, c’est ce procès qui est un soi-disant procès.
Et je n’ai pas peur de vous. Je n’ai pas peur du
mensonge, je n’ai pas peur de la fiction, je n’ai pas peur de cette
mystification mal fagotée, je n’ai pas peur du verdict de ce soi-disant
tribunal. Parce que vous ne pouvez me priver que d’une soi-disant
liberté. C’est la seule qui existe sur le territoire de la Fédération de
Russie. Ma liberté intérieure, personne ne pourra me l’enlever.
Elle vit dans le verbe, elle continuera à vivre quand elle parlera
grâce aux milliers de gens qui l’écouteront. Cette liberté continue dans
chaque personne qui n’est pas indifférente et qui nous entendent dans
ce pays. Dans tous ceux qui ont trouvé en eux les éclats de ces
processus, comme autrefois Franz Kafka et Guy Debord. Je crois, que
c’est justement l’honnêteté et la puissance de la parole, et la soif de
vérité qui nous rendront tous un peu plus libres. Cela, nous le verrons."
Maria Alekhina, 8 août 2012,
traduction Helmut Brent
source: Les Inrocks